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I – L’annonce
8 août 2043,
Température de cinq degrés Celsius, légère brise, faible courant de surface. Les conditions météorologiques pour voguer sur l’Océan Arctique sont presque parfaites, pensa Valentin. Véritable passionné de navigation, il avait l’habitude de filer sur ces eaux glaciales. Depuis son installation dans le nord du Canada il y a cinq ans, il prenait le large au moins une fois par mois. Mais, cette excursion-là avait un goût particulier. Exceptionnellement, ses meilleurs amis avaient accepté de l’accompagner. La plupart étaient venus exprès pour entendre « une annonce très importante » que Valentin avait promis de leur faire à cette occasion.
Pensant à la surprise qu’il réservait, Valentin affichait un sourire conquis. Celui-ci jeta un coup d’œil rapide à ses amis, devenus matelots d’un jour. Il y avait d’abord Julien, son ami d’enfance. Un grand blond au physique entretenu qui aimait se faire remarquer. Consultant dans une entreprise du CAC 40, il était fier de sa réussite, peut-être même un peu trop.
La fille assise à côté de Julien se prénommait Anne-Lise. Cramponnée à la rambarde du navire, la pauvre tentait d’oublier son mal de mer. Pour ce faire, elle questionnait son voisin sur son métier, ce dernier ne se faisant pas prier pour répondre. Anne-Lise était sans nul doute la personne la plus brillante que Valentin ait rencontrée. Il avait sympathisé avec elle à la faculté des sciences sociales. Les cheveux châtains coiffés en chignon, des grosses lunettes sur le nez, toujours habillée avec des vêtements sombres et passés de mode, Anne-Lise ne comptait pas parmi les étudiantes populaires de l’université. Lors des cours magistraux, elle avait pour habitude de s’installer au premier rang de l’amphithéâtre et de ne discuter avec personne. Le midi, elle déjeunait toujours seule au restaurant universitaire. Jusqu’au jour où Valentin s’assit par hasard à sa table. Depuis, une solide amitié s’était nouée entre eux. Désormais doctorante en droit international public, Anne-Lise impressionnait son entourage. Mais, elle doutait encore et toujours d’elle-même.
En face de Anne-Lise se trouvait Amine, le joyeux drille de l’équipage. Toujours le mot pour rire, sa bonne humeur en toute circonstance faisait le bonheur de ses proches. Pourtant, la vie d’Amine ne ressemblait en rien à un conte de fées. Celui-ci enchaînait les petits boulots ingrats et avait souvent du mal à joindre les deux bouts. Son emploi actuel était peut-être le pire, il consistait à nettoyer la carcasse d’un ancien drone atomique pour le compte du Ministère de la Guerre. On lui avait assuré que la combinaison de travail le protègerait contre les radiations mais Amine n’était pas dupe. Les risques existaient. Il trouvait malgré tout la force d’en plaisanter et se surnommait « le fonctionnaire radioactif ».
Enfin, debout à l’avant du bateau, Morgane contemplait l’horizon. Valentin avait toujours eu un faible pour cette jolie brune. Tout lui plaisait chez elle : ses grands yeux bruns, ses longs cheveux bouclés, son âme d’artiste, les fossettes qui se formaient sur ses joues quand elle souriait… Mais, il n’avait jamais osé le lui dire. Morgane travaillait pour Cultured Meat, une entreprise ayant pour activité la production et la vente de viande synthétique. Ce secteur connaissait un véritable essor. Et pour cause, depuis une dizaine d’années, il n’y avait plus assez d’animaux pour nourrir le monde. Et les choses n’allaient pas en s’arrangeant.
— On arrive bientôt ? demanda Julien. On commence à se geler ici !
— C’est une question de minutes, répondit Valentin. En attendant, je te propose de regarder le paysage et d’y méditer.
— Mais, il n’y a rien à voir ! Il n’y a que de l’eau et quelques glaciers.
— Justement. Il y a une dizaine d’années, on n’aurait pas pu naviguer ici. Il y avait une banquise de plusieurs milliers de kilomètres et dessus des ours, des phoques, des oiseaux… Ça fait réfléchir, non ?
— C’est tout ? Quand tu m’as demandé de venir pour une annonce importante, je m’attendais à un mariage et pas à un mauvais cours sur l’écologie. Tu me déçois mon Tintin.
— On arrive. Et rassure-toi, tu ne vas pas être déçu.
Un îlot commençait à se dessiner à l’horizon. Son pourtour caillouteux se précisait au fur et à mesure que le bateau avalait les milles nautiques. Les amis de Valentin se regardaient interloqués et silencieux. L’annonce promise par leur ami paraissait de plus en plus mystérieuse. Rapidement, l’embarcation atteignit l’îlot et le groupe put accoster. Valentin, en bon capitaine, fut le premier à poser pied à terre et invita l’équipage à le rejoindre.
Le jeune homme guida ses invités vers le centre de l’île, décrivant sur leur route les différents reliefs. Sa voix tremblante trahissait sa nervosité. Après quelques minutes de marche seulement, il exulta : — Ça y est, nous arrivons ! Maintenant, ouvrez bien vos yeux mes chers amis ! Car vous n’êtes pas sur n’importe quelle île. C’est mon île ! Je vous présente la République insulaire de la Valhalle !
Les quatre amis découvrirent avec stupeur une cabane en bois installée au beau milieu d’un terrain vague. Il s’agissait d’un modèle préfabriqué que l’on trouvait dans les grandes surfaces dédiées au mobilier de jardin. Planté sur le toit, un drapeau aux couleurs bigarrées flottait au vent.
Un instant, le groupe regarda la modeste construction sans dire un mot, comme s’il se concentrait pour trouver un sens à cette situation. Puis, Julien éclata de rire.
— La République insulaire de la Valhalle. Qu’est-ce que c’est que cette farce ? C’est encore un de tes jeux de rôle foireux ?
— Moi, je veux bien être ministre, plaisanta Amine.
— Ce n’est pas un jeu de rôle ! répondit Valentin d’un air grave. Mon projet est très sérieux. Cette île n’appartient à personne et j’ai bien l’intention d’en faire une micronation !
Un silence pesant suivit. Les invités restaient sonnés par le discours véhément de leur hôte. Ils n’avaient pas l’habitude de voir leur ami s’emporter de la sorte. Le moment devenant presque gênant, Amine posa sa main sur l’épaule de Valentin et entreprit de le raisonner avec tact.
— Tu es tombé sur la tête, souffla le fonctionnaire. On ne s’approprie pas une île aussi facilement. Quand la police canadienne va découvrir ton campement, elle va le démanteler en moins de deux et tu vas avoir de sérieux ennuis.
Valentin enleva la main posée sur son épaule d’un geste vif.
— Justement, nous sommes dans les eaux internationales, rugit-il. Ce n’est pas du ressort du Canadian Coast Guard.
Le capitaine recula de quelques pas et se plaça sur un rocher de manière à dominer son auditoire.
— Mes chers amis, lança-t-il. Sachez que je navigue depuis des années dans cette zone de l’Océan Arctique. Je suis passé des douzaines de fois devant l’endroit où nous sommes sans y accorder d’importance. La terre sur laquelle nous marchons aujourd’hui était à l’époque invisible car recouverte d’une épaisse couche de glace. Comme les autres, je ne voyais pas d’île mais un imposant iceberg tabulaire.
Amine haussa un sourcil interrogateur.
— C’est un iceberg de forme plate, poursuivit Valentin. Les plus gros peuvent rester bloqués des décennies voire des siècles à un endroit. C’est le cas lorsque la partie immergée a raclé le fond jusqu’à s’encastrer dans des rochers.
— Où veux-tu en venir ? s’impatienta Julien.
— Il y a quelques mois, j’ai remarqué qu’une épaisse couche de glace avait fondu, laissant entrevoir quelque chose ressemblant à de la roche. Intrigué, j’ai surveillé le phénomène, revenant tous les weekends sur les lieux. La glace continuait de fondre, à vue d’œil ! Un jour, prenant mon courage à deux mains, j’ai décidé d’accoster. La tâche était plus compliquée qu’aujourd’hui. Il m’a fallu des heures avant de pouvoir y parvenir. Mais, une fois les pieds posés sur ce gros caillou, je n’avais plus aucun doute. J’étais certain que ce que la communauté internationale considérait comme un iceberg était en fait une île.
Julien haussa d’un ton :
— Arrête ton cinéma, Valentin ! Que ce soit une île ou un iceberg, cela ne change rien à l’affaire. Ton idée de fonder une république sur ce truc est absurde.
— Ce n’est pas du cinéma ! Cette île n’est mentionnée sur aucune carte. Officiellement, la terre sur laquelle nous marchons n’existe pas. Elle n’appartient à aucun État. Demandez à Anne-Lise, notre doctorante en droit. Je l’avais mise dans le secret avant de vous inviter. Elle vous confirmera que cette île est libre !
Le groupe se tourna de concert vers Anne-Lise. Gênée d’être soudain placée au centre de l’attention, la grande timide pâlit d’un seul coup. Elle balbutia :
— C’est exact. En droit, on appelle ça une « terra nullius », c’est-à-dire une terre habitable qui ne relève d’aucun État. N’importe qui peut s’y installer et en prendre possession.
Julien pouffa de rire :
— Superbe, te voilà propriétaire d’un gros caillou perdu au milieu de l’océan Arctique.
— Ce n’est pas qu’un gros caillou ! rugit Valentin.
— Oui, c’est la République insulaire de la Valhalle…
Morgane se rapprocha de son ami et fit entendre sa douce voix :
— Valentin, reviens à la raison ! Même si tu t’appropries cette île, tu ne peux pas fonder un État à toi tout seul.
Le consultant pesta :
— Laisse tomber Morgane, je crois que l’Océan Arctique lui a givré la cervelle…
— Ce projet de fonder un État sur cette île est loin d’être invraisemblable, renchérit Anne-Lise. Selon la Convention internationale de Montevideo, quatre éléments doivent être réunis pour qu’un État souverain soit constitué : une population permanente, un territoire déterminé, un gouvernement qui n’est pas subordonné à un autre et une capacité d’entrer en relation avec les autres États. Concrètement, ces critères paraissent accessibles.
— Mais arrête de le soutenir, tonna Julien. Imagines-tu un instant les États-Unis ou le Canada reconnaître la République de la Valhalle ?
— Il n’a pas besoin de l’aval des États-Unis, intervient Amine. Ce n’est pas parce qu’un pays n’est pas reconnu par un autre qu’il n’existe pas. Regarde l’île de Chypre ou encore la Palestine.
Julien eut un geste d’agacement.
— S’il te plaît, n’essaye de pas de parler de choses qui te dépassent, lança-t-il avec dédain.
— Pardon, rugit Amine. Tu veux qu’on s’explique ?
— Tu ne me fais pas peur.
Morgane se précipita entre les deux hommes.
— Calmez-vous ! On n’est pas venu ici pour se battre !
— Amine a raison, scanda Anne-Lise. Les textes internationaux disposent que « l’existence politique de l’État est indépendante de sa reconnaissance par les autres États ». Cela fait des jours que je fais des recherches sur le sujet. Tout laisse à penser que Valentin peut bel et bien fonder un État sur cette île.
Sur ces mots, les regards se braquèrent sur Valentin.
— Je vous avais bien dit que je vous réservais une grande surprise, s’exclama-t-il avec un grand sourire et les yeux mouillés.
Son émotion était si grande qu’elle se communiqua en un instant au reste du groupe. Les marins d’un jour se rapprochèrent en chœur de leur fidèle capitaine. Chacun eut une remarque ou un geste d’affection à son égard. Puis, Amine prit Valentin dans ses grands bras.
— Mon Tintin, je crois que t’es l’homme le plus génial au monde. Je ne sais pas ce que ton projet va donner, mais tu peux compter sur moi !
— Sur nous tous, ajouta Julien.
II – Rêve et cauchemar
Valentin fit visiter la cabane à ses amis. Celle-ci offrait un confort pour le moins rudimentaire. Le mobilier se limitait à un grand canapé, une table basse, un vieux coffre de rangement et une petite bibliothèque garnie d’essais philosophiques et de manuels sur le Grand Nord. En outre, l’abri s’avérait assez sombre car dépourvu d’installation électrique. La seule lumière provenait de l’unique fenêtre et d’une vieille lampe à pétrole.
Un petit apéritif avait été préparé par le maître des lieux : une bouteille de Champagne et quelques amuse-bouches reposaient sur la table basse. Le groupe s’installa et trinqua aux folies de Valentin. Celui-ci expliqua son projet, il comptait transformer l’île en un refuge préservé de la tyrannie capitaliste. Selon lui, avec un peu d’huile de coude, la République insulaire de la Valhalle se doterait en quelques mois des infrastructures nécessaires pour devenir un lieu de rencontre artistique. L’île serait bientôt connue comme un havre coupé de l’emprise suffocante du monde numérique. Un lieu où l’argent n’a aucun pouvoir et où le temps retrouve sa mesure.
Les discours de Valentin, visiblement grisé par l’alcool, prirent rapidement une tournure exaltée. Encouragé par les applaudissements de la bande, celui-ci se rêvait prophète. Une heure passa ; le capitaine s’excusa auprès de ses invités, il devait les abandonner et affronter le froid quelques minutes pour satisfaire un besoin pressant. Valentin sortit de la cabane, marcha quelques secondes et se soulagea contre un rocher. Une fois l’affaire terminée, le jeune homme s’empressa de refermer son pantalon. Soudain, il entendit la voix de Julien :
— Tu permets que j’urine moi aussi sur tes terres ?
Valentin sourit.
— Fais donc ! La prochaine étape sera de construire des toilettes.
— Il y a encore beaucoup de choses à faire ici… Mais, l’endroit a du potentiel.
— Vraiment ?
— Bien sûr. C’est peut-être même la chance de ta vie. Si ce gros caillou peut devenir un micro-État, tu peux devenir un des hommes les plus riches du monde.
— Comment ça ?
— Réfléchis cinq minutes. Il y a bien mieux à faire qu’un nouveau Woodstock ou un lieu de méditation pour bobos au bord du burn-out. Si cette île ne dépend d’aucune législation, alors on peut en faire un paradis fiscal. On va domicilier administrativement les plus grosses fortunes moyennant une commission et s’en mettre plein les poches !
— On ?
— Oui, je suis prêt à t’aider. La communication, cela me connaît. Et, puis j’ai déjà mon petit réseau, tu vas voir…
— Ce n’est pas vraiment ce que je souhaite pour l’île…
Sur ces mots, Valentin retourna dans la cabane. Julien reboutonna son pantalon et lui emboîta le pas, visiblement déçu. La fête se poursuivit une bonne demi-heure puis les amis rassemblèrent leurs affaires. La nuit n’allait pas tarder à tomber. De plus, le vent commençait à souffler et commandait de partir sans plus attendre. En bon capitaine, Valentin rassembla ses troupes et se mit en route pour le bateau. En chemin, il continua d’exposer avec enthousiasme ses futurs projets pour l’île. La joie le transportait. Pour une fois, il avait l’impression d’être à l’origine de quelque chose de respectable. Et puis, Morgane marchait à côté de lui et l’écoutait avec attention. Manifestement, ils se rapprochaient. Allait-il enfin oser faire le premier pas ?
Valentin aurait pu discuter encore et encore. Mais, un évènement improbable lui en enleva soudain toute envie. Arrivé sur la côte, le groupe constata avec stupeur que le bateau avait disparu ! Le capitaine se précipita au bord de l’eau. L’ancre en titane s’avérait toujours plantée dans le sol rocailleux mais la chaîne censée la relier à l’embarcation était sectionnée. Ses amis le rejoignirent au pas de course. Anne-Lise semblait au bord de la panique, elle clabauda : — Valentin, dis-nous ce qui se passe ! Où est le bateau ?
Valentin eut un moment d’hésitation, puis souffla :
— Je ne comprends pas. La chaîne reliant le bateau à l’ancre s’est brisée. Cela ne m’était pourtant jamais arrivé.
— Ah bravo, pesta Julien. Champion du monde !
Les larmes montèrent aux yeux de la doctorante. Elle questionna d’une voix tremblante :
— Tu veux dire qu’on va rester bloqués ici ?
— Le courant a dû faire dériver l’embarcation. Elle doit être loin maintenant. Mais, rassurez-vous ! Des cargos passent tous les matins près de cette île. J’ai des fusées de détresse dans la cabane, on sera tirés d’affaire à l’aurore.
— D’ici là, peut-on prévenir les secours avec un téléphone, interrogea Morgane.
— Il n’y a pas de réseau ici. Et, j’ai laissé mon antenne radio de secours dans le bateau. Je ne peux pas envoyer de message de détresse.
— C’est une catastrophe, crissa Anne-Lise.
La doctorante éclata en sanglots. Immédiatement, Morgane l’enserra contre elle et lui murmura des paroles rassurantes, en vain. Valentin tenta de se donner une contenance et indiqua qu’il y avait des couvertures de survie et de la nourriture synthétique dans la cabane. Mais, personne ne réagit à ses paroles.
Julien se détacha du groupe pour longer la rive à marche rapide. Le jeune homme scrutait désespérément l’océan à la recherche du bateau. Valentin l’entendait jurer comme un charretier, sûrement à son encontre. Amine, lui, restait silencieux et observait avec attention ce qu’il restait de la chaîne. Le capitaine tenta de remobiliser ses troupes. Il commença par héler son ami d’enfance :
— Julien, ça ne sert à rien ! Avec ce vent, le bateau est sûrement loin à l’heure qu’il est. Rentrons à la cabane.
Julien ne répondit pas. Celui-ci avait un rendez-vous important le lendemain et passer une nuit sur cette île, peut-être sans dormir, ne l’enchantait guère. Dans quel état allait-il rentrer ? Le beau blond se pencha pour ramasser une pierre glacée et la lança de toutes ses forces vers le large.
— Merde ! cria-t-il.
Bougon, il reprit sa marche rapide sans se retourner et se dirigea vers l’abri de fortune.
— Allons-y, dit Valentin au reste du groupe. La nuit va bientôt tomber. Mais, ne vous inquiétez pas, il y a tout ce qu’il faut à la cabane. On pourra attendre au chaud jusqu’au passage des premiers bateaux, vers six heures du matin.
Anne-Lise prit sur elle et sécha ses larmes. C’est simplement un mauvais moment à passer, se dit-elle pour se donner courage. Avec Morgane, elle se mit en route pour la cabane. Valentin s’apprêtait à les suivre mais Amine l’empoigna le bras.
— Il y a quelque chose qui cloche, murmura le fonctionnaire.
— Quoi donc ?
— Ne fait pas semblant ! Je sais que tu l’as remarqué toi aussi. La chaîne ne s’est pas brisée par accident. Ce genre de matériel ne rompt pas en se frottant contre les rochers. Et… la coupure est nette. Cela ne fait aucun doute, quelqu’un a sectionné la chaîne avec une scie électrique.
Valentin jeta un regard vers Morgane et Anne-Lise. Elles étaient désormais à bonne distance d’eux.
— C’est ce que je pense aussi. Mais, ne le dis pas aux autres s’il te plaît. Cela pourrait les effrayer.
— Je n’en reviens pas qu’on nous ait volé le bateau. Celui qui a fait ça, c’est un grand malade ! Il ne se rend pas compte du danger qu’il nous fait courir !
Valentin resta silencieux quelques secondes. Le visage grave et le regard perdu vers l’horizon, il balbutia :
— J’espère qu’il n’y a que le bateau qui l’intéresse…
III – Une nuit glaciale
Une fois à la cabane, Valentin invita ses amis à s’asseoir sur le canapé-lit. La nuit était tombée et le froid se faisait de plus en plus mordant. Aussi, le maître des lieux s’empressa de chercher les couvertures dans le coffre de rangement. Avec une délicatesse toute relative, il les lança aux intéressés.
— Eh ! Ce ne sont pas des couvertures de survie, réagit Julien.
— Ce sont des couvertures polaires spéciales grand froid, répondit Valentin. Je n’en ai que trois, mais elles sont assez grandes pour tous nous couvrir si on se serre un peu.
— L’hospitalité laisse à désirer. Je ne vais pas pouvoir te mettre cinq étoiles sur mon application de location entre particuliers, plaisanta Amine.
Cette boutade détendit un peu l’atmosphère et l’ensemble des invités esquissa un sourire. Seul leur hôte restait perdu dans ses pensées. Celui-ci se demandait qui avait bien pu sectionner cette satanée chaîne. Il n’y a jamais eu de pirates dans cette région. Quelqu’un d’autre convoitait-il l’île ?
Assis sur le canapé, les amis de Valentin s’emmitouflèrent dans la chaleur des couvertures. Le capitaine, toujours debout, se dirigea vers l’unique fenêtre de la cabane. Il contempla un instant l’île -son île – plongée dans la pénombre. Sous la pâle lumière des étoiles, elle était aussi sublime qu’inquiétante. Elle ressemblait à un diamant noir aux reflets d’argent. Valentin sourit. En dépit de la situation, ce paysage lunaire l’apaisait. Il aurait pu s’attarder encore longtemps à la fenêtre à écouter le vent faire bruisser l’océan. Mais, le froid l’obligea à refermer volets et vitre.
— Est-ce qu’il reste quelque chose à manger ? demanda Anne-Lise.
— Il n’y a plus d’amuse-bouches mais j’ai des barres de nourriture synthétique.
— Et, reste-t-il du Champagne ? osa Julien d’une voix désespérée.
— Non plus. Il faudra se contenter de l’eau de mon jerrican de conservation.
— Achevez-moi…
Le capitaine se dirigea à nouveau vers le coffre et y puisa les denrées réclamées.
— J’ai des barres goût « bœuf bourguignon », « canard à l’orange » et « pâtes à la carbonara » lança-t-il avec un enthousiasme retrouvé. Faites votre choix !
— Je connais ces produits, s’exclama Morgane. Ils viennent de Culture Meat !
— Exact ! Je suis un grand amateur de leurs barres. Elles sont riches en protéines et elles se conservent des années même dans des conditions extrêmes.
— Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux pour la santé, grommela Julien.
— As-tu fini de te plaindre ? intervint Amine. Moi, je prends le canard à l’orange !
— Et pour moi, ce sera la barre goût « pâtes à la carbonara », ajouta Anne-Lise.
Valentin distribua les rations aux intéressés et s’installa au bout du canapé, près de Morgane. Amine qui avait lui aussi un petit creux s’empressa de déguster sa barre « goût canard à l’orange ». Dès la première bouchée, un parfum prononcé d’orange chimique se rependit dans sa gorge. Cela lui donna envie de tout recracher. Par politesse, il déglutit en cachant son dégoût. Décidément, la nourriture reconstituée n’était pas son fort.
— J’ai l’impression qu’il fait de plus en plus froid, s’inquiéta la doctorante.
— C’est normal, lui répondit le maître des lieux. Avec la nuit, la température baisse au-dessous de zéro. Ne t’inquiète pas ! Cela sera tout à fait supportable, nous ne sommes pas en hiver. Et heureusement car le soleil ne se lèverait pas.
Au fil des heures, la fatigue gagna le groupe d’amis. Amine et Julien furent les premiers à s’endormir. Le dos enfoncé dans le canapé et les pieds installés sur la table basse, ils dormaient profondément à en croire leurs ronflements réguliers et sonores. Anne-Lise, harassée par la journée, les suivit rapidement au royaume de Morphée. Mais son sommeil restait léger, quelque chose au fond d’elle-même la maintenait sur le qui-vive. Quant à Morgane et Valentin, ils gardaient les yeux fermés mais ne dormaient pas.
La lampe à pétrole faisait office de veilleuse et diffusait une lumière tamisée dans la pièce. Morgane et Valentin étaient assis l’un à côté de l’autre, se touchant presque. De temps à autre, le jeune homme ouvrait un œil pour admirer sa voisine. Il la trouvait si belle. Valentin se disait qu’elle aurait pu être actrice de cinéma. Une vraie, pas une de ces femmes-bistouris qui traversent les superproductions sans saveur. Morgane dégageait un charme délicat et authentique. Elle avait ce « je ne sais quoi » qui aurait subjugué le spectateur dès la première scène et pour toujours. Car, on ne peut pas oublier une femme comme elle.
Valentin referma les yeux et s’imagina réalisateur de cinéma, un Fellini moderne. Morgane était sa muse. Il se voyait tourner un long métrage où elle tenait le rôle principal. Des bribes de scènes défilaient dans sa tête. Morgane y était éblouissante et éclipsait les plus grandes vedettes. Un succès critique et populaire leur tendait les bras. Valentin se figura monter avec elle les marches du Festival de Cannes. Sa muse recevait un prix d’interprétation qu’elle lui dédiait en se confiant au microphone dans une longue déclaration…
Cette dernière pensée fit sourire le doux rêveur. Puis, le couperet de la réalité tomba d’un coup sur sa conscience. Il réalisa que la situation actuelle, à savoir rester bloqué sur un bout de terre perdu au milieu de l’Océan Arctique, n’avait rien d’idyllique. Valentin se sentit soudain coupable d’avoir embarqué Morgane dans cette galère. La présentation de son île ne s’était pas terminée comme prévu. Lui en voulait-elle ? Peut-être. Il aurait dû être plus vigilant avec le bateau. Et la radio de secours, il aurait dû en avoir une sur lui. Et puis, les couvertures, il aurait dû…
Valentin sentit Morgane poser doucement sa tête contre son épaule. Une montée d’adrénaline saisit le jeune homme. Devait-il comprendre quelque chose de ce rapprochement inattendu ? Il jeta discrètement un regard vers elle. La belle indolente arborait un sourire aussi charmant qu’énigmatique.
Tout à coup, un effroyable bruit métallique les fit sursauter. Tout le monde se réveilla.
— Qu’est-ce que c’est, demanda Anne-Lise la voix empreinte d’inquiétude.
— Je ne sais pas, bougonna Valentin qui s’était éloigné à contrecœur de Morgane.
— Je crois que cela venait du toit, souffla Amine.
— Chut, intervient Julien. Écoutez !
L’assemblée se tut, laissant s’installer un silence pesant. Quelques secondes passèrent. Puis, on entendit le toit craquer.
— On dirait des bruits de pas, chuchota Amine.
— Impossible, rétorqua Valentin.
Julien se leva lentement de son fauteuil, les yeux rivés sur le plafond. Il bredouilla :
— Pourquoi serait-ce impossible ?
— Parce que nous sommes les seuls sur cette île, reprit Valentin. C’est simplement le vent qui fait grincer la cabane.
— C’est peut-être le voleur du bateau, souffla le fonctionnaire.
— Quel voleur ? fit Julien, les yeux furibonds.
— Il n’y a pas de voleur ! reprit Valentin.
— Chut ! siffla Morgane.
Le groupe d’amis se tut une nouvelle fois. Ils n’entendaient plus le moindre bruit. Plusieurs d’entre eux échangèrent des regards inquiets. Les visages étaient blêmes. Les minutes défilèrent dans un mutisme général. Tout semblait figé, personne n’osait parler ni même bouger. Puis, Julien, à trop bouillonner de l’intérieur, finit par reprendre la parole :
— Qu’est-ce que c’est ce que cette histoire de voleur de bateau ?
— Rien. Laisse tomber, répondit Valentin d’un ton las.
— Alors, pourquoi Amine fait-il allusion à un voleur ?
— Est-ce que vous nous cachez quelque chose, demanda Morgane, le regard accusateur.
Amine s’apprêtait à répondre lorsque Valentin se leva à son tour. Le maître des lieux tonna :
— Arrêtez de stresser ! Nous sommes les seuls sur cette île ! Ce que vous avez entendu était simplement le vent. Si cela peut vous rassurer, je vais sortir voir ce qu’il en est.
Valentin saisit la lampe à pétrole et se dirigea vers la porte d’un pas faussement assuré. Il avait peur. Terriblement peur. Mais, la question de Morgane l’avait ébranlé. Elle se doutait de quelque chose. Aussi, il devait se montrer courageux pour ne pas la décevoir plus encore.
Le capitaine ouvrit la porte d’un mouvement brusque et sortit de la cabane. Immédiatement, son corps fut saisi par le froid. C’était comme si l’île l’accueillait par une morsure glacée. Valentin avança de quelques pas tout en se frictionnant avec son bras libre. Le vent soufflait relativement fort et s’engouffrait dans les pans de ses vêtements. Le jeune homme regarda autour de lui. L’endroit semblait désert. Un sourire éclaira son visage. Sa petite étendue de terre caillouteuse lui paraissait toujours aussi belle à la lumière des étoiles. Valentin continua d’avancer en scrutant les alentours. Il ne constata rien d’anormal. Le jeune homme se retourna et jeta un regard sur le toit de la cabane. Là non plus, il n’y avait rien à signaler. Il décida de rebrousser chemin et de rentrer au chaud. Finalement, pensa-t-il, c’était peut-être bien le vent. Soudain, son pied heurta quelque chose. Valentin posa à terre la lampe pétrole pour ramasser l’objet. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise. Ce qu’il venait de saisir était le drapeau qu’il avait installé sur le toit de la cabane. Celui-ci avait été arraché sans ménagement. Le vent avait-il pu faire ça ? Valentin reprit sa lampe à pétrole et scruta les alentours. Rien. Le capitaine déglutit et laissa tomber l’étendard à terre. Sur ses gardes, il rentra à la cabane.
— Alors ? interrogea Morgane.
— Rien d’anormal, répondit-il. Vous pouvez dormir tranquille.
Avec nervosité, Valentin tourna deux fois le verrou de la porte.
IV – Imprudence
Julien n’arrivait pas à dormir. Toutes les cinq minutes, il regardait sa montre – un vieux modèle ayant appartenu à son grand-père. Il restait encore trois bonnes heures avant le passage des premiers bateaux. Le beau blond n’était pas dans son assiette. Le traitement qu’il suivait pour prendre de la masse musculaire avait des effets secondaires : il avait constamment envie d’uriner.
N’en tenant plus, il se dirigea discrètement vers la porte qu’il déverrouilla. Puis, il sortit de la cabane sans un bruit. Saisi par le froid, le consultant se frotta les mains énergiquement avant de s’avancer dans la nuit. L’île avait quelque chose d’inquiétant. La lumière des étoiles, qui se reflétait par endroit, permettait seulement de deviner certaines formes. Pour se rassurer, Julien se répéta qu’il n’avait rien à craindre, que personne d’autre ne connaissait cette île et qu’il devait être bien plus en sécurité ici que dans les rues de Montréal. Le jeune homme marcha quelques mètres et se soulagea sur un rocher, dos au vent. Celui-ci expira longuement, laissant s’échapper un peu de vapeur de sa bouche. L’affaire finie, Julien reboutonna son pantalon.
— Quelle vie pourrie, soupira-t-il.
Le consultant songea au rendez-vous qu’il était tenu d’assurer dans une dizaine d’heures. Il devait convaincre un chef d’entreprise d’acheter un logiciel censé accroître sa productivité et diviser ses effectifs par trois. Allait-il y parvenir ? Ces rendez-vous étaient de plus en plus difficiles. Julien n’aimait pas son métier. Enfant, il voulait être apiculteur et empêcher la disparition des abeilles. Ses parents et ses professeurs le firent progressivement changer d’avis. Depuis, il n’y avait plus d’abeilles, uniquement des clones pollinisateurs…
Julien pensa à Valentin. Il avait toujours eu de l’admiration pour lui. Valentin savait puiser au fond de lui la force d’aller au bout de ses rêves. Le beau blond jeta un regard vers le large. La voûte étoilée se miroitait sur l’eau de telle sorte que le ciel et l’océan semblaient se prolonger l’un dans l’autre. Julien esquissa un rictus, trouvant finalement une certaine beauté à ce décor.
Soudain, il sentit quelque chose de froid sur sa nuque.
V – À feu et à sang
À la cabane, Valentin s’inquiétait. Il avait vu sortir Julien il y a maintenant un long moment. Que faisait-il dehors ? Le jeune homme repensait à la chaîne de bateau sectionnée et au drapeau arraché. Il avait la gorge nouée. Quelqu’un leur en voulait-il ?
Valentin se leva du canapé en silence et se dirigea lentement vers la sortie. Il posa sa main sur le loquet de la porte mais hésita à aller plus loin. Qu’allait-il trouver dehors ? Était-il prudent de sortir sans arme ? Valentin retira sa main du loquet, convaincu qu’il lui fallait trouver de quoi se défendre, au cas où. Il se dit qu’il avait peut-être laissé quelque chose d’utile dans le coffre de rangement.
Tout à coup, la porte s’ouvrit de l’extérieur, laissant apparaître la silhouette de Julien. Valentin sursauta de surprise. Ses yeux s’écarquillèrent à la vue du visage de son ami. Son teint était livide et un peu de sang coulait de son front.
— Julien ? Mais qu’est-ce que…
— Avance ! hurla une voix inconnue.
Le consultant fut poussé à l’intérieur de la cabane et un homme d’une quarantaine d’années armé d’un fusil fit irruption dans la pièce. Morgane, Anne-Lise et Amine bondirent de leur siège en poussant des cris.
— Ne tirez pas ! scanda Amine.
— La fête est finie ! Mettez tous les mains en l’air. Au moindre mouvement, je vous plombe, compris ?
Les jeunes se plièrent à l’injonction, levant haut leurs mains. L’inconnu eut un rire nerveux proche du grognement. Grand, charpenté, la chevelure hirsute et la barbe mal taillée, celui-ci ressemblait plus à une bête enragée qu’à un homme. L’étranger mit en joug Julien.
— Toi, le blondinet. Ouvre le sac que je t’ai donné. Il y a des cordes à l’intérieur. Prends-les !
Julien s’exécuta et retira les cordes du sac à dos.
— Tu vas me ligoter tes amis et solidement ! Commence par celui-là, ordonna-t-il en désignant Valentin.
Le consultant plia sous le commandement et entreprit de lier les poings de son ami.
— Pourquoi vous nous faites ça ? On ne vous a rien fait ! s’indigna Morgane.
— Si ! Vous occupez mon île !
— Votre île ? s’étonna la belle brune.
— Oui, elle est à moi. C’est ma terre ! rugit l’intéressé en postillonnant.
Les yeux furibonds, l’homme fit quelques pas en direction de Valentin.
— Toi… Ça fait des semaines que j’observe ton petit manège. Je ne te laisserai pas me voler mon île. Je l’ai découverte avant toi, petit morveux. Cette île c’est mon salut. C’est la meilleure chose qui pouvait m’arriver. Je vais m’y installer, faire fortune et… devenir roi !
— Écoutez, intervint courageusement Anne-Lise. Je suis doctorante en droit ! Je connais de grands avocats. Ce que vous faites est très grave. Vous allez avoir de gros ennuis si vous ne baissez pas tout de suite ce fusil.
L’inconnu se retourna vers Anne-Lise et s’approcha d’elle avec un air furieux.
— Ferme ta grande bouche, vociféra-t-il ! Ici, t’es rien ! Je vais tous vous tuer ! Puis, je jetterai vos corps au milieu de l’Océan. … Personne ne les retrouvera… Et tout le monde croira à un accident de bateau. C’est moi qui ai volé votre coquille de noix. Je l’ai coulée près d’un iceberg !
Un séisme d’émotion traversa le groupe d’amis. Ils étaient terrorisés. Ce fou comptait-il vraiment les assassiner ? Il y eut un moment de flottement. Morgane, les yeux embués de larmes, prit la parole :
— Monsieur, calmez-vous… Vous n’avez pas l’air bien. Avez-vous pris de la drogue ?
— Je suis sous cocaïne pourpre ma grande ! Tu sais, ce que je m’apprête à faire n’est pas facile… Je n’ai encore jamais tué quelqu’un… Mais, cette île représente trop à mes yeux.
Sur ces mots, Julien acheva de lier les poignets de Valentin. Ce dernier lui murmura à l’oreille :
— Tu fais toujours de la boxe ?
— Euh oui, balbutia le consultant… Mais pourquoi tu me demandes ça ?
— C’est un fusil à un coup.
Soudain, Valentin se précipita tête baissée vers le ravisseur pour le charger. Une détonation retentit et le jeune capitaine s’écroula sur le sol avec fracas. Alors que des cris d’horreur fendaient la nuit, Julien bondit sur l’assassin et lui agrippa son fusil pour l’empêcher de recharger. Immédiatement, le consultant reçut un coup de tête qui lui ouvrit l’arcade sourcilière. Puis, l’inconnu lui assena un coup de genou dans les parties intimes et se dégagea de son emprise. Repoussé d’un franc coup d’épaule, Julien recula d’un pas et trébucha sur le corps de Valentin.
Le ravisseur plongea une main dans sa poche et en ressortit une cartouche. Soudain, il encaissa un coup de poing en plein visage. Puis, un autre. Et encore un autre. C’était Amine qui le frappait de toutes ses forces.
Sous la pluie de coups, le meurtrier relâcha sa munition. Malheureusement, l’homme s’avérait robuste et réagit en donnant un coup de crosse dans la gorge du fonctionnaire. Amine, le souffle coupé, porta les mains à son cou. La brute en profita pour lui assener un second coup de crosse qui lui brisa le nez. Amine recula sous l’impact. Son pied heurta le projectile tombé au sol et le fit rouler à l’autre bout de la pièce.
Avec une vitesse déconcertante, l’inconnu piocha une nouvelle cartouche et la chargea dans la culasse de son fusil. Celui-ci mit en joug Amine et hurla :
— Va en enfer !
Il pressa la détente et le coup parti… sur la bibliothèque. Julien s’était relevé à temps pour plaquer au sol le ravisseur, ce qui détourna le tir. En tombant, la brute lâcha son arme. Celle-ci glissa sur le sol jusque sous le canapé. Le consultant enserra le colosse de toutes ses forces en hurlant à ses amis de l’aider. Ce dernier gesticula pareil à une bête enragée et réussit à retourner Julien sur le dos. Immédiatement, le jeune homme sentit deux grosses mains serrer son cou. La panique s’empara de lui, il n’arrivait plus à respirer. Alors que sa vue commençait à se troubler, Morgane éclata la bouteille de champagne sur le crâne de l’enragé, le forçant à relâcher son étreinte.
Le ravisseur se leva lentement, le visage ensanglanté. Il posa sa botte sur le visage de Julien, qui avait toutes les peines du monde à retrouver son souffle. La brute sortit un couteau à cran d’arrêt de sa poche. Un sourire inquiétant éclaira son visage.
Morgane tenait toujours la bouteille fendue dans la main. Celle-ci recula, tremblant de tout son corps. Elle hurla :
— Lâchez ce couteau tout de suite !
L’homme éclata de rire. Il répliqua :
— Dommage, votre mort aurait pu être plus douce…
Tout en toisant Morgane, le ravisseur s’accroupit et posa la lame sous la gorge de Julien. Un sourire sadique se dessina sur ses lèvres. Soudain, une gerbe de sang éclaboussa le beau blond. Le truand bascula à la renverse et s’étala lourdement sur le sol, une balle dans la tête.
Morgane tourna la tête et aperçut Anne-Lise debout derrière le canapé, le fusil dans les mains.
VI – Nouveau départ
Valentin se réveilla à l’hôpital. Morgane était à ses côtés et lui souriait.
— Morgane, murmura le convalescent.
— Je suis là, lui répondit-elle.
— Que s’est-il passé ?
— Tu as perdu connaissance après t’être fait tirer dessus. Tu es hors de danger, maintenant. Mais, tu nous as fait très peur. J’ai craint le pire…
— Qu’est-il arrivé aux autres ? J’espère que…
— Rassure-toi, nous sommes tous en vie. Julien a seulement quelques contusions et Amine a le nez cassé.
— Et… le fou furieux ?
— Il est mort. Anne-Lise l’a abattu d’une balle dans la tête.
— Quoi ?
— Après qu’il a tiré, on lui a sauté dessus, balbutia la belle brune. Il a perdu son fusil et une cartouche dans la bagarre…. Anne-Lise les a ramassés… Puis, le fou a sorti un couteau… Anne-Lise a dû faire feu pour sauver Julien.
Valentin écarquilla les yeux.
— Je n’en reviens pas, articula-t-il péniblement. Quelle histoire… J’espère qu’Anne-Lise n’est pas en prison pour nous avoir sauvés. Ça compte pour de la légitime défense, non ?
— Anne-Lise se repose chez elle ! La meilleure avocate pénaliste de la région s’occupe de son dossier. Elle ne devrait pas être inquiétée.
— Bon, je suis rassuré alors…
— Quant à l’île, l’accès y est interdit pour le moment. Mais, je pense que tu pourras y retourner quand l’enquête sera terminée.
Valentin resta silencieux quelques secondes.
— Je ne sais pas si je le ferai, confia-t-il d’une voix faible.
— Je comprends, fit Morgane d’un ton compatissant.
— Au moins, cette île m’a fait comprendre ce qui était le plus important pour moi.
— Quoi donc ?
— Toi.
À ces mots, Morgane et Valentin échangèrent un sourire complice. Puis, la belle brune se rapprocha de lui et déposa un baiser sur ses lèvres.
Pierre Benazech est avocat au Barreau de Toulouse et enseignant en droit de la propriété intellectuelle au sein de l’École Supérieure Internationale de la Mode. En parallèle, il écrit des romans, des nouvelles et de la poésie. Plusieurs de ses œuvres ont été éditées. Son travail a été récompensé à plusieurs reprises par des prix prestigieux y compris à l’international. Certains de ses poèmes ont été traduits, notamment en anglais et en italien, et publiés à l’étranger.